Quand les archives ont changé ma vie

Publié le 4 novembre 2025 à 16:44

L’Indre, la Grande Guerre et la naissance d’une vocation

par Marine Vigneau, généalogiste professionnelle

 

Présentation du blog

Bienvenue sur mon espace de recherche et de transmission.
Je suis Marine Vigneau, généalogiste professionnelle et historienne des familles, passionnée par la mémoire des familles, les archives et les destins que le temps a oubliés.

À travers ce blog, je partage mes recherches, découvertes et analyses historiques, nourries d’années passées à explorer les fonds d’archives. Vous y trouverez des articles ancrés dans la rigueur scientifique, mais ouverts à la sensibilité humaine : parce que derrière chaque document, il y a une vie, une histoire, une mémoire à faire revivre.

Mon objectif est double :
Montrer les coulisses du travail de recherche généalogique et historique,
Donner à chacun l’envie de partir sur les traces de ses ancêtres.

 

 

La naissance d’une vocation

C’est une salle silencieuse, aux murs tapissés de rayonnages, où l’odeur du papier ancien se mêle à celle de la poussière et du bois ciré. Les boîtes d’archives s’y alignent comme autant de gardiennes du temps. C’est là, au cœur des Archives départementales de l’Indre, que ma passion est née.

J’étais alors étudiante en troisième année de licence d’Histoire. L’année 2013 approchait de son centenaire symbolique : celui de la Première Guerre mondiale. Partout en France, les institutions patrimoniales se préparaient à commémorer l’événement. Dans ce contexte, les Archives de l’Indre avaient lancé un vaste projet d’inventaire des fonds relatifs au conflit. J’ai eu la chance d’y être associée : ma mission consistait à repérer, décrire et classer les documents liés à la guerre — un travail à la fois technique et profondément humain.

Au fil des semaines, j’ai compris que ces liasses poussiéreuses n’étaient pas de simples dossiers administratifs, mais des fragments d’existences, des échos de vies bouleversées. Ce stage, à première vue anodin, fut pour moi un tournant : il m’a appris que retracer le passé, c’est aussi redonner une voix à ceux qui l’ont traversé. De cette expérience allait naître une vocation : celle de généalogiste professionnelle, héritière de la méthode de l’historien, mais au service des familles.

 

Les archives : mémoire, preuve et histoire

Avant d’aborder le contenu de ce travail, il convient de rappeler ce que sont les archives. Le terme évoque parfois, à tort, des papiers oubliés. En réalité, les archives sont la mémoire écrite d’une société.
Elles rassemblent tous les documents produits ou reçus par une administration, une entreprise, une association, voire un particulier, dans l’exercice de son activité. Ces traces sont conservées :
– pour établir un droit (un acte notarié, un diplôme, un titre de propriété),
– pour satisfaire un besoin de gestion ou d’information,
– et pour préserver la mémoire collective ou familiale.

Leur valeur ne dépend ni de leur date ni de leur forme. Une tablette de cire médiévale et un courriel administratif d’hier sont, l’un comme l’autre, des archives. Elles peuvent prendre la forme d’un texte, d’une carte, d’un plan, d’une photographie, d’un enregistrement sonore ou d’une base de données.

Créées en 1790, les Archives départementales sont, comme on le dit souvent, « les filles de la Révolution ». Leur vocation : collecter, classer, conserver et communiquer les documents dont la conservation présente un intérêt public. Au XIX siècle, elles deviennent des lieux de savoir structurés, ouverts à la recherche historique. Aujourd’hui encore, elles accompagnent les administrations dans la gestion des documents contemporains tout en sauvegardant les fonds anciens.

C’est dans ce cadre que s’inscrivait mon stage : contribuer, à mon échelle, à la préservation et à la valorisation d’une mémoire départementale, celle de la Grande Guerre dans l’Indre.

 

La mobilisation : le choc de l’été 1914 dans l’Indre

Mon travail a porté sur seize liasses de la série R, couvrant la Première Guerre mondiale et l’entre-deux-guerres. Ces dossiers, d’apparence austère, recèlent une richesse insoupçonnée : ordres de mobilisation, circulaires préfectorales, correspondances communales, affiches officielles, et même recensements de pigeons voyageurs !

J’ai choisi d’organiser cette recherche autour de trois axes : la mobilisation, la propagande et la commémoration. Trois temps forts qui structurent l’histoire du conflit et révèlent la vie d’un département rural face à la tourmente mondiale.

La mobilisation constitue la première secousse. Elle commence dans la stupeur, le 1ᵉʳ août 1914, quand la France décrète la mobilisation générale. Dans les villages du Berry, les tambours battent, les affiches s’étalent sur les murs, et les hommes valides sont appelés à rejoindre leur corps. La liasse R 887 conserve les télégrammes adressés aux maires ; ils portent la marque de l’urgence :

« Le gouvernement vous prie d’assurer la diffusion immédiate de l’ordre de mobilisation. Les affiches doivent être placardées ce jour même. »

Les habitants des campagnes, incrédules, voient s’effondrer un monde qu’ils croyaient immuable. Marc Bloch, dans ses Souvenirs de guerre 1914-1918, résumera cet état d’esprit :

« Les hommes pour la plupart n’étaient pas gais ; ils étaient résolus, ce qui vaut mieux. »

Dans les liasses R 874 à R 875, on trouve les traces de cette organisation méticuleuse : ordres de réquisition de matériel agricole, de chevaux et de véhicules, inventaires de produits alimentaires et textiles, notes préfectorales sur la garde communale et civile. Ces pièces administratives, d’une précision redoutable, révèlent pourtant une réalité plus humaine : celle d’un pays tout entier mis en mouvement.

Une liasse singulière, la R 894-1, documente la création d’une garde civile dans le département. Trop âgés ou inaptes pour le front, ces hommes se voient confier la surveillance des communes et la protection des bâtiments publics. L’article 7 du décret fondateur stipule :

« Les gardes civiles devront être munies d’un revolver dont le prix leur sera remboursé, sur leur demande, au moment de la mobilisation. »

Ces gardes, improvisées mais zélées, témoignent de la volonté du pays de ne pas se laisser surprendre. Leurs listes nominatives permettent aujourd’hui de connaître les âges, les professions, parfois même les adresses des volontaires : autant de données précieuses pour le chercheur et, demain, pour le généalogiste.

La mobilisation ne se limite pas aux hommes : elle touche les animaux, les outils, les machines, jusqu’aux pigeons voyageurs ! La liasse R 1401-Bis contient un étonnant recensement des pigeons utilisés durant la guerre, dressé entre 1934 et 1935. Ces inventaires, accompagnés de certificats et de correspondances, rappellent le rôle essentiel de ces messagers ailés, saisis ou prêtés pour assurer la communication militaire.

La liasse R 981 évoque quant à elle la « Journée du 75 », organisée pour soutenir financièrement l’armée et les victimes du conflit. Les « Journées nationales » de 1914 à 1917 étaient des collectes publiques destinées à mobiliser la générosité des citoyens. Affiches, télégrammes, bons de tombola, listes de donateurs : tout un réseau d’initiatives locales se déploie.

« Manifestation de solidarité patriotique, la Journée du 75 consacre la reconnaissance de la métropole pour ses soldats et leurs familles. »

Derrière ces documents, se lit la ferveur d’un peuple prêt à donner, parfois jusqu’à son dernier sou, pour « le front ». La mobilisation n’est donc pas qu’une affaire militaire : elle est totale, matérielle et morale, engageant chaque habitant de l’Indre dans un élan collectif.

Cette première plongée dans les archives de la guerre m’a révélé ce que signifie véritablement « faire de l’histoire ». Ce n’est pas seulement établir des faits, mais écouter les silences, saisir les tremblements d’une époque dans le froissement d’un papier. Les dossiers de mobilisation montrent un pays rural pris dans la mécanique d’un conflit mondial ; mais ils racontent aussi la dignité, l’inquiétude et la solidarité de ses habitants.

 

La propagande : la guerre des esprits

Si la mobilisation avait mis en mouvement les corps, la propagande mobilisa les esprits.
Dans les fonds de la série R, j’ai découvert des liasses entières dédiées à cette guerre parallèle, invisible mais décisive : celle des mots, des images et des symboles.

Les documents sont nombreux : affiches, brochures, bulletins officiels, circulaires, cartes postales et même programmes de conférences.
La liasse R 963 contient par exemple des affiches d’État, imprimées à Paris et diffusées jusque dans les villages les plus reculés du Berry. On y lit des proclamations, des décrets, des appels à la solidarité. Certaines portent simplement l’en-tête de la « Nation française », d’autres exhibent fièrement le drapeau tricolore et la devise républicaine.

L’objectif est clair : soutenir le moral de la population et maintenir la foi dans la victoire. Les affiches exhortent à l’effort, rassurent sur la situation militaire, exaltent la bravoure des soldats et la grandeur de la patrie. L’une d’elles proclame :

« La France tiendra, car elle défend le droit et la civilisation ! »

Dans la liasse R 894-2, les emprunts de la Défense nationale apparaissent comme un autre volet de cette propagande. De 1915 à 1918, l’État lance quatre grands emprunts pour financer la guerre. Les affiches, souvent illustrées par de grands artistes, transforment le geste économique en acte patriotique.
Un paysan y dépose sa pièce d’or dans une main géante symbolisant la France ; ailleurs, une mère en deuil serre contre elle son fils soldat, sous la devise :

« Souscrivez pour hâter son retour ! »

Ces images sont d’une puissance émotionnelle saisissante. Elles révèlent une stratégie de communication moderne, où l’émotion sert la persuasion.

Mais la propagande ne se limite pas à l’image. Elle envahit aussi le texte. Les liasses R 257 et R 258 rassemblent près d’une centaine de brochures publiées entre 1879 et 1919.
Certaines sont des pamphlets virulents, d’autres des essais plus élaborés. J’y ai découvert Le cri du cœur d’un Allemand(Hermann Rösemeier, 1918), un texte étonnant où un docteur en philosophie dénonce la barbarie du militarisme prussien :

« Peuple de France ! Tu ne hais pas assez ! »

Ces brochures sont souvent signées d’universitaires, d’hommes politiques ou de journalistes : membres de la Sorbonne, du Collège de France, de l’Institut. Leur contenu reflète les préoccupations de l’époque : la légitimité de la guerre, la défense de l’Alsace-Lorraine, la menace du bolchevisme ou encore la glorification de l’Angleterre alliée.

Certaines publications visent un public précis. On trouve par exemple des brochures destinées aux enfants, comme Sammy arrive de Mareau-Vauthier, petit livre illustré expliquant aux plus jeunes l’entrée en guerre des États-Unis. D’autres, comme Le Massacre des Innocents de Machard et Poulbot, montrent des dessins d’enfants tués sous les bombes — un choc visuel destiné à provoquer l’indignation et à justifier la poursuite du combat.

À travers ces documents, on comprend combien la guerre fut aussi une guerre de communication.
Le gouvernement français, comme tous les belligérants, sait qu’il faut non seulement vaincre militairement, mais aussi convaincre moralement.
Les affiches, les journaux, les tracts deviennent des armes. L’ennemi y est diabolisé, la France sanctifiée. Le soldat allemand est présenté comme un barbare ; le poilu français, comme un défenseur de la civilisation.
La propagande repose sur trois principes :
– L’armée française est la meilleure.
– La guerre n’est meurtrière que pour l’ennemi.
– L’ennemi incarne le mal.

Ce triple schéma, qui frôle parfois le bourrage de crâne, montre une société suspendue entre héroïsme et angoisse.

Les liasses étudiées m’ont aussi permis d’observer la circulation des idées et des émotions dans une France rurale. Dans l’Indre, loin du front, les habitants reçoivent ces messages comme des échos lointains du tumulte. Les affiches placardées sur les murs des mairies deviennent la voix de la nation. La guerre s’imprime dans les villages à travers ces feuilles de papier colorées.

Ces documents, d’une richesse inestimable, révèlent la naissance d’une nouvelle ère : celle de la communication de masse, où l’État apprend à façonner l’opinion publique.
Ils constituent aujourd’hui un matériau exceptionnel pour comprendre comment s’est forgée la mémoire collective d’un conflit qui, déjà, dépassait l’entendement.

 

La commémoration : le souvenir en construction

Lorsque la guerre s’achève en 1918, la France compte ses morts : près d’un million et demi de soldats disparus, sans compter les blessés et les civils.
L’heure est à la commémoration.
Dans l’Indre, comme partout ailleurs, la mémoire s’organise, se matérialise, se sculpte dans la pierre.

Les liasses R 909, R 982, R 994 et R 1401-Bis en sont les témoins.
Elles contiennent des correspondances entre mairies et préfecture, des plans d’architectes, des factures, des cahiers d’enregistrement des “Morts pour la France” et même des catalogues de monuments funéraires.

Dès le début des années 1920, chaque commune se mobilise pour honorer ses disparus.
Certaines font appel à des architectes, d’autres achètent leurs monuments « sur catalogue », comme on choisirait un modèle dans une vitrine du souvenir.
Les styles varient : obélisques, croix de guerre, statues de poilus ou simples stèles gravées.
Dans la liasse R 909, on trouve un courrier ému d’un maire adressé au préfet :

« Nos familles endeuillées souhaitent que le monument de la commune soit achevé avant la Toussaint, afin de pouvoir y déposer leurs fleurs. »

Ces monuments, dressés sur les places publiques, deviennent les lieux de mémoire par excellence.
Ils incarnent le deuil collectif, mais aussi la fierté nationale. L’État veille d’ailleurs à uniformiser les pratiques, imposant l’expression « Morts pour la France » et subventionnant les projets validés par la préfecture.

D’autres documents, comme ceux de la liasse R 1401-Bis, relatent une facette méconnue de la commémoration : la distribution de trophées de guerre. Canons, mitrailleuses, obus, offerts aux mairies, sont exposés sur les places des villages comme autant de symboles de la victoire.
Chaque demande devait être adressée à la préfecture, accompagnée d’une justification patriotique. Le ton des courriers mêle fierté et piété :

« Nous souhaiterions exposer un canon pris à l’ennemi pour rappeler à nos enfants le sacrifice de leurs pères. »

Enfin, les liasses R 982 et R 994 conservent de précieux diplômes de “Mort pour la France”. Chacun, décoré du drapeau tricolore et du coq gaulois, porte un nom, une date, une reconnaissance. Ces documents, d’une beauté simple, sont des condensés d’histoire familiale. Ils rappellent que derrière chaque mention honorifique se cache une vie interrompue, une lignée marquée.

À travers ces archives, on mesure combien la mémoire de la Grande Guerre s’est construite entre l’État et les communes, entre le collectif et l’intime.
Le monument aux morts, dans sa pierre muette, est à la fois une prière et une archive : il fixe les noms pour que le vent du temps ne les efface pas.

 

Des archives à la généalogie : la continuité d’une mission

Lorsque je repense à ce stage, je mesure à quel point il a façonné ma manière de regarder le passé.
Travailler sur ces archives, c’était apprendre à écouter les documents.
Un courrier préfectoral, une affiche de propagande, un diplôme de guerre : chacun contient, en filigrane, un fragment d’humanité.

Cette approche, d’abord historique, s’est peu à peu transformée en vocation généalogique.
La généalogie, au fond, prolonge le travail de l’historien. Elle en partage les outils, la méthode, la rigueur. Mais elle s’attache davantage aux destins individuels, aux histoires familiales, aux liens intimes entre mémoire privée et mémoire collective.

Quand je reconstitue aujourd’hui la vie d’un ancêtre pour une famille, je retrouve le même frisson que celui ressenti en feuilletant une liasse de la série R. Derrière chaque acte de naissance ou livret militaire, je perçois une existence unique, inscrite dans une trame plus vaste.

Les archives de l’Indre m’ont appris que l’histoire se cache souvent dans les détails : une annotation au crayon, une signature tremblée, une adresse oubliée.
Ces traces infimes, croisées, mises en contexte, deviennent les fondations d’un récit.

Être généalogiste, c’est continuer ce travail de passeuse : donner sens aux traces, transmettre la mémoire, et permettre à chacun de retrouver sa place dans la longue chaîne des générations.

 

Conclusion

Mon stage aux Archives départementales de l’Indre fut bien plus qu’une expérience universitaire : il fut une initiation à la mémoire.
À travers l’étude de la mobilisation, de la propagande et de la commémoration, j’ai découvert combien l’histoire locale peut éclairer la grande Histoire, combien chaque document, si modeste soit-il, participe à la construction de notre identité collective.

Derrière les liasses et les cotes, il y a des hommes, des femmes, des familles.
C’est pour eux — et pour ceux qui les cherchent encore — que je poursuis aujourd’hui mon travail de généalogiste.
Car les archives ne sont pas des vestiges du passé : elles sont la preuve vivante que la mémoire ne meurt jamais.

 

Bio d’autrice

Marine Vigneau est généalogiste professionnelle.
Historienne des familles, passionnée par la mémoire et les archives, elle accompagne particuliers, institutions et collectivités dans la recherche, la reconstitution et la valorisation des histoires familiales et locales.
Son travail allie rigueur scientifique et sens de la transmission, dans la conviction que chaque nom retrouvé éclaire un fragment de notre histoire commune.

© 2025 Marine Vigneau – Généalogiste & Historienne

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